mar 27, 2014

La newsletter du CERI – Mars 2014

Russie : le retour de la politique post-impériale

Par Jacques Rupnik, directeur de recherche au CERI

En un mois, entre la chute du régime Yanukovitch et l’annexion de la Crimée à la Russie, Vladimir Poutine a réussi a transformer ce qui était au départ le choix entre deux ensembles commerciaux en un choix géopolitique et « civilisationnel ». C’est en ces termes que le président russe lui même formule les enjeux et, en bafouant l’intégrité territoriale de l’Ukraine, affirme la puissance d’une Russie qui se pose en s’opposant à l’Europe.

A la fin des années quatre-vingt, Mikhaïl Gorbatchev avait formulé le projet d’une « Maison commune européenne » où la Russie aurait sa place. Considérant que ce projet mena « à la plus grande catastrophe géopolitique » du siècle dernier » – la fin de l’URSS -, Poutine revient en force à une idée ancienne où se mêle la logique impériale et le discours sur la citadelle assiégée. Adam Michnik, l’ancien dissident à Varsovie, en conclut que c’est « la fin du quart de siècle le plus faste de l’histoire polonaise depuis quatre siècles » (Gazeta Wyborcza, 19 mars 2014). La plus faste de l’histoire centre-européenne depuis 1914, sans aucun doute.

Nous assistons, en effet, à la fin d’une époque, celle de l’après-1989 en Europe. Rétrospectivement, on mesure mieux encore le « miracle » que constituait une dissolution pacifique de l’empire soviétique. La guerre de dissolution de la Yougoslavie était là pour nous rappeler que cela n’allait pas de soi. Tous les ingrédients étaient alors réunis pour les contentieux et conflits liés à la logique de sécession et des « guerres de souveraineté » que résume bien la formule du macédonien Vladimir Gligorov de 1991: « Pourquoi serais-je une minorité dans ton Etat quand tu peux être une minorité dans le mien ». Il y avait alors 25 millions de Russes en dehors des frontières de la Russie, et donc un risque que la défense des « pieds rouges » puisse s’apparenter à la défense par Belgrade des Serbes dans les républiques nouvellement indépendantes. La différence, c’est que Eltsine n’était pas Milosevic puisque c’est en tant que président de la Russie, opposé à Gorbatchev, qu’il donna le dernier coup de boutoir à l’URSS. Aujourd’hui, Poutine referme cette parenthèse et revient par la force à la logique de l’empire. Il invoque au passage un autre précédent yougoslave : le Kosovo qui, à la suite de l’intervention de 1999 et d’un référendum, s’est détaché de la Serbie.

Trois différences essentielles invalident le parallèle : l’indépendance du Kosovo fut rendue possible par une décennie « d’apartheid » sous Milosevic, alors que personne ne menaçait les Russes de Crimée. Le Kosovo est indépendant, mais non rattaché à une Grande Albanie (comme la Crimée l’est à la Russie). Enfin, un avis de la Cour Internationale de Justice de juillet 2010 considère que la déclaration d’indépendance du Kosovo n’était pas contraire au droit international, alors que le rattachement de la Crimée à la Russie est une violation du Traité de Budapest de 1994, par lequel l’Ukraine abandonnait l’arme nucléaire en échange de la garantie par les Etats-Unis, la Grande Bretagne et la Russie de son intégrité territoriale.

L’Europe (re)découvre les limites du droit, mais aussi celles du soft power. Personne, bien entendu, n’a envie d’un « remake » de la Guerre de Crimée de 1854 et de la « Charge de la brigade légère » glorifiée dans le poème de Tennyson : Theirs not to make reply, Theirs not to reason why, Theirs but to do and die. Personne n’ira mourir pour la Crimée, et la prise de Sébastopol par Poutine paraît aux Européens comme un terrible anachronisme (prise d’un territoire, la Crimée vs. la perte d’influence en Ukraine). Il se peut aussi que l’Ukraine les incite à repenser la politique de voisinage de l’UE (accès au marché européen en échange de normes partagées). L’Europe n’a pas la géopolitique dans son ADN, elle s’est construite contre la logique de puissance responsable de son « autodestruction » il y a un siècle. Elle découvre aujourd’hui les limites de la puissance « normative » confrontée à celle d’une Realpolitik post-impériale.

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