mai 24, 2013

La Newsletter du CERI – Mai 2013 // Edito

Pakistan : sous le signe du lion

Par Laurent Gayer, chargé de recherche (CNRS) au CERI

Bravant les menaces des talibans, la canicule et les longues files d’attente, les Pakistanais ont renouvelé leur assemblée nationale et quatre assemblées provinciales le 11 mai. Ces élections ont été entachées par de nombreuses irrégularités (notamment à Karachi) et, dans certaines régions, l’appel au boycott des groupes d’opposition armés a été très suivi (comme au Baloutchistan). Il n’empêche : ces élections marquent une avancée significative sur la voie de la consolidation démocratique au Pakistan. Pour la première fois, un gouvernement civil est parvenu au terme de son mandat et, reconnaissant sa défaite, a pacifiquement cédé le pouvoir à l’opposition. De surcroît, le taux de participation (60 %) a enregistré une très nette hausse par rapport aux scrutins de 2008 (44,4%) et 2002 (41,8 %).

La défaite du Parti du peuple pakistanais (PPP) a été sans appel. Si le parti des Bhutto-Zardari a sauvé la mise dans son bastion du Sindh (où il a remporté 29 des 56 sièges à l’assemblée nationale), il a en revanche été laminé dans le reste du pays. Au Pendjab, la province la plus peuplée, jouant un rôle clé dans toute équation politique au Pakistan (146 sur 261 sièges), le lion a rugi. La Pakistan Muslim League de la famille Sharif – la PML-N, dont le symbole électoral est un lion/tigre, le terme sher désignant ces deux animaux en ourdou – l’a emporté haut la main (116 sur 146 sièges), garantissant à Nawaz Sharif de retrouver pour la troisième fois le poste de Premier ministre. L’outsider de cette élection – l’ex star du cricket Imran Khan, reconverti en histrion islamo-nationaliste – s’est quant à lui imposé dans la province de Khyber Pakhtunkhwa (17 sur 35 sièges) mais pas au-delà, alors qu’il promettait un « tsunami du changement » à l’échelle nationale. Enfin, au Baloutchistan, l’appel au boycott des groupes séparatistes baloutches a bénéficié aux régionalistes pachtounes sans pour autant empêcher la progression de petits partis nationalistes baloutches.

Ces résultats témoignent de la persistance du vote ethnique dans le pays. Chacune des quatre provinces du pays sera ainsi dirigée par des forces régionales, par leur ancrage sinon par leur portage (la PML-N n’a ainsi remporté que 8 sièges hors de son bastion du Pendjab, tandis que le PPP ne remportait que 2 sièges hors du Sindh). Même le Pakistan Tehrik-e-Insaf (PTI) d’Imran Khan fait désormais figure de parti « ethnique », après avoir échoué à mobiliser significativement les électeurs au-delà de la ceinture pachtoune (le PTI n’a remporté que 11 sièges dans le reste du pays).

L’un des premiers défis de Nawaz Sharif consistera à surmonter cette fracture ethno-linguistique pour s’imposer comme un véritable leader national, et non comme le chef de file de la communauté dominante des Pendjabis. Ce n’est pourtant là que l’un des nombreux défis qui attendent le « nouveau » Premier ministre. L’un des plus sérieux est de nature économique : si le Pakistan n’est pas encore entré en récession, sa dette ne cesse de s’alourdir et ses réserves de change ont atteint un niveau critique. L’homme de la rue (aam admi) souffre de l’inflation, tandis que la crise énergétique à laquelle fait face le pays compromet sa croissance à moyen terme, et menace le pays de graves troubles sociaux (les « power riots » se sont ajoutées à la gamme déjà étendue de formes d’action collective violente au cours des dernières années). Nawaz Sharif devra également composer avec une armée en retrait mais toujours très présente dans la gestion de la sécurité intérieure et extérieure du pays. Ses déboires passés avec les militaires (il avait été chassé du pouvoir par le général Musharraf en 1999) pourraient l’inciter à la prudence mais une épreuve de force ne peut cependant être totalement exclue. L’évolution de l’« affaire Musharraf » – l’ancien général-président est actuellement assigné à résidence dans sa villa proche de la capitale, en attente de son jugement dans une série de dossiers remontant à 2007/2008 – fera à cet égard figure de test.

L’entrée en fonction d’un nouveau chef de l’armée de terre et d’un nouveau Chief Justice au cours des prochains mois ne fait qu’entretenir l’incertitude sur ce terrain, et plus généralement sur la poursuite de la « trifurcation » du pouvoir observée au cours des dernières années.

A ces défis institutionnels s’ajoute celui de l’extrémisme religieux. Résolu à relancer le dialogue avec les talibans pakistanais, Nawaz Sharif risque de se heurter à l’intransigeance des multiples factions jihadistes qui composent le Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP – Mouvement des talibans pakistanais) et qui, jusqu’à présent, ont systématiquement mis à profit les phases de négociation avec le gouvernement pour consolider leurs positions et revendiquer une victoire symbolique sur l’Etat impie. Sharif aura également fort à faire pour contenir l’escalade de la violence sectaire. Par pragmatisme, la PMN (N) s’est liée à des groupes radicaux sunnites bien implantés au Pendjab, à l’instar de Ahle Sunnat wal Jamaat (ex-Sipah-e-Sahaba Pakistan). Or, sans être directement impliqués dans les massacres de chiites qui ont ensanglanté le pays au cours des dernières années, ces organisations apportent une caution morale et une armature idéologique aux groupes terroristes à l’origine de ces violences sectaires, tels que le Lashkar-e-Jhangvi (LeJ). Là encore, Nawaz Sharif et son équipe auront fort à faire pour contenir la montée de la polarisation sociale à travers le pays.

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