juin 19, 2013

La Newsletter du CERI – Juin 2013

Édito

Où va Turquie ?

Par Riva Kastoryano, directrice de recherche au CERI

Depuis une vingtaine de jours, les jeunes occupent le parc Gezi à Taksim. La contestation, d’abord écologique et pacifique, contre la construction d’une caserne, d’un grand centre commercial et d’une résidence de luxe avec sa vue imprenable sur la Corne d’Or et le Bosphore, s’est vite transformée en une mobilisation massive des jeunes qui expriment leur rage, leur frustration et leur révolte, en réaction à la violence des forces de l’ordre. Ils étaient venus montrer leur consternation vis-à-vis des politiques qui ne reconnaissent aucune initiative citoyenne, qui n’autorisent aucune contestation, qui imposent un mode de vie, un style de famille, un mode de consommation et le choix des loisirs comme des promenades dans les centres commerciaux au détriment des parcs publics. Ils étaient venus exprimer leur attachement à leur liberté : liberté d’expression, liberté de croyance, liberté de vivre sa vie comme on l’entend. De la protection des arbres d’un des rares parcs du centre-ville, le mot d’ordre est devenu « Erdogan démission » et, plus tard, « le gouvernement démission ».

Le Parlement européen blâme le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan d’utiliser les forces de l’ordre et la violence policière contre les manifestants. Son intransigeance, son entêtement et ses ultimatums pour libérer les lieux sont vécus comme de la provocation, alors que les membres de son parti avaient cherché à le faire revenir à la raison et le poussent à des déclarations conciliantes. Le Président Abdullah Gül avait trouvé les mots justes pour réconforter les jeunes et apaiser l’opinion ; le Vice-premier ministre Bülent Arinç avait présenté des excuses publiques. Le Premier ministre, quant à lui, mobilise son électorat comme pour créer un fossé entre ses partisans et ses opposants, les premiers habitués à la confrontation, les deuxièmes, le jeunes de Gezi, novices dans leur aventure politique dans leur grande majorité.

Les forces de l’ordre continuent leurs interventions en couvrant le ciel d’Istanbul de fumée de gaz lacrymogènes. Les manifestants, eux, courent dans la ville avec des masques préparés pour l’occasion, décidés à revenir à Taksim dès que les forces de l’ordre auraient quitté ces lieux devenus champ de bataille. La résistance des deux camps se traduit par la détermination des manifestants et celle d’un Premier ministre qui s’accroche au fil du pouvoir en utilisant la violence dont lui seul a la légitimité.

Ces réactions remettent en cause tout le chemin vers la démocratie que la Turquie avait parcouru ces dernières années grâce à ses dynamiques internes et externes, notamment dans ses efforts d’adhésion à l’Union européenne. Pour la Turquie, l’Europe, d’abord un levier du développement économique, sert aujourd’hui de levier à la vie politique, économique et sociale, voire culturelle, du pays. Relations sociales, valeurs nationales, culture politique évoluent sous le regard normatif de l’Union européenne et de ses institutions. Une société civile s’affirme grâce aux associations en effervescence, actives dans tous les domaines, et pèse de plus en plus sur la vie politique. Les critères imposés par le traité de Copenhague – tout particulièrement en matière de droits de l’Homme, de droits des minorités, de liberté d’expression, de liberté religieuse – trouvent un écho à la fois dans la société civile et dans la classe politique. Tous ensemble, ils donnaient l’impression de conduire la Turquie vers le chemin de la démocratisation et de l’européanisation. Face à cette épreuve, la Turquie ferait-elle marche arrière avec des arrestations et l’usage de la violence tous azimuts ?

Le Premier ministre qui avait le plus rapproché la Turquie de l’adhésion s’oppose aux déclarations normatives des institutions européennes. La désobéissance civile conduit Recep Tayyip Erdogan à la désobéissance aux valeurs européennes. Il reproche aux médias européens et américains de donner une image de la Turquie qui, d’après lui, ne correspond pas à la réalité. Tout serait « une mise en scène » de leur part pour « déstabiliser » la Turquie. Il se retourne vers son électorat et lui donne rendez-vous aux urnes, avec des discours qui cherchent à diviser la nation entre ses partisans et ses opposants, il s’approprie le monopole du patriotisme et de l’islam. Il semble sûr des résultats qui glorifieraient encore une fois son parti, l’AKP, et feraient peut-être de lui le premier président de la République turc élu au suffrage universel. Cela serait, pour Erdogan, qui déjà a annoncé sa candidature, le seul moyen pour rester au pouvoir. Mais avant les présidentielles, les élections municipales : l’AKP réussira-t-elle à garder Istanbul, la méga-ville, qu’Erdogan lui-même avait dirigée de 1994 à 1998 et où lui ont succédé des maires de la même sensibilité politique. La conquête des villes n’avait-elle pas été la voie pour la conquête du pouvoir national pour le parti islamiste ?

Les réactions aux mobilisations spontanées ont révélé les divisions, les convergences et les fractions au sein même de la majorité, où toute déclaration, toute initiative politique et toute action renvoient précisément aux élections de 2014 : les municipales en mars et les présidentielles en août qui, fait inédit dans l’histoire de la République, se dérouleront au suffrage universel. La démocratie électorale, qui a porté l’AKP au pouvoir trois fois de suite, ne trouve pas sur son chemin d’autres partis politiques en situation d’opposition crédible. Le vrai enjeu semble ainsi être la reconfiguration de la classe politique prise dans une dynamique interne de partage de pouvoir qui définirait de nouvelles oppositions, non pas idéologiques mais de gouvernance.

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