Cahier n°27 : Décentralisations : entre dynamiques locales et mondialisations

Octobre 2001

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  • Introduction
  • Table des matières
  • Cahier n°27

Un rapport de la Banque mondiale, publié en septembre 1999, met au centre de son analyse les notions de mondialisation et de  » localisation « . Elles constitueraient les deux phénomènes majeurs du XXIème siècle. Mais, si toutes deux sont inévitables, si la mondialisation est considérée comme une tendance souhaitable, l’avenir de ce phénomène de  » localisation « , en revanche, reste très incertain : selon ce rapport, il  » peut révolutionner les perspectives en matière de développement humain, mais il peut aussi conduire au chaos et accroître la souffrance humaine « .
Les dynamiques locales connaissent de fait un intérêt nouveau. Dans les textes consacrés à l’aide au développement par les grandes instances internationales, les ONG, la coopération décentralisée et de manière générale la société civile bénéficient d’une reconnaissance nouvelle. Elles font à présent figures d’acteurs essentiels pour l’efficacité des actions entreprises à l’endroit des populations bénéficiaires. Corrélativement à ces évolutions visibles dans le domaine de la coopération internationale, des changements sont également en chantier au niveau des modes d’organisation des populations dans les pays partenaires. Les formes d’associations et de mobilisations locales se sont multipliées et diversifiées, et de nombreux Etats sont engagés dans des processus de décentralisation.

Décentralisations : pour le cycle de séminaires dont ce cahier est issu, nous avons choisi de désigner par ce terme un faisceau très large de phénomènes. Il est utilisé ici de manière générique pour subsumer une série de processus qui, selon les lieux, présentent des traits partiellement différents (déconcentration, territorialisation, dévolution, communalisation, décentralisation, municipalisation, etc.). De plus, dans certains pays, des réformes politiques et administratives ne se réfèrent à aucun de ces termes bien que leur contenu procède de démarches très voisines (par exemple la loi de participation populaire en Bolivie). On rencontre également une certaine diversité de termes pour désigner les nouveaux pouvoirs issus de ces réformes. Parfois les termes retenus sont  » importés  » : municipalités, collectivités territoriales, collectivités locales, communes, pouvoirs publics locaux, etc. Parfois c’est l’appellation des structures anciennes que l’on a gardé, même si leurs compétences ont été radicalement redéfinies. C’est le cas des panchayat en Inde et des makhalla en Uzbekistan par exemple. Abriter des phénomènes aussi divers sous la même notion ne relève pas d’une option conceptuelle qui s’accommoderait d’un concept fourre-tout. Il ne peut être question d’accroître l’imprécision des termes. Qu’on ne s’y trompe pas : il s’agit à proprement parler d’une stratégie d’enquête : examiner une diversité très large de phénomènes qui présentent à certains titres un air de famille, afin d’être en mesure, dans un second temps, à partir des comparaisons rendues possibles par cette diversité, de clarifier les notions qui permettent de procéder à des descriptions claires des différents dispositifs.

Cette ambition doit être cependant immédiatement rapportée à une difficulté de taille. On ne se trouve pas en fait devant une multitude de dispositifs nommés différemment que nous décidons d’englober dans la catégorie générale des  » décentralisations « . Les termes eux-mêmes, et précisément celui de décentralisation, n’ont pas le même sens selon les aires linguistes ou les acteurs qui les utilisent. Cette polysémie redouble l’imprécision dénoncée plus haut. Si bien que l’on a finalement à assumer une tâche qui présente des aspects contradictoires : d’un côté donner à voir (et analyser) la diversité des usages et de l’autre contribuer à fixer les significations des notions employées afin de faciliter les échanges d’expériences et les comparaisons.

Ceci étant posé, on peut s’interroger sur la pertinence d’un tel objet d’enquêtes. Les décentralisations, bien plus qu’un processus de redistribution des compétences et des prérogatives entre l’Etat et d’autres niveaux institutionnels, ne se réduisent-elles pas au fond à quelques ressources rhétoriques destinées à séduire l’opinion, un leurre en quelque sorte, qui détourne l’attention des grandes questions fondamentales qui demeurent inchangées ? La remarque a été faite. Mais le très grand nombre de pays concernés par ces politiques renvoie la charge de la preuve vers ceux-ci qui n’y voient qu’un avatar éphémère. Elle ne mériterait d’ailleurs pas qu’on s’y arrête – les études de cas et les débats récents dans notre propre pays sont là pour témoigner des effets non négligeables de ces politiques – si ce n’était l’occasion de souligner le déficit théorique qui entoure la question des pouvoirs publics locaux. D’un côté, les grandes agences de développement, et de nombreux courants de la pensée anglophone empruntent aux théories de la démocratie centrées sur la notion de société civile les outils conceptuels pour décrire ces phénomènes. Nous verrons plus loin les difficultés, sinon les impasses auxquelles ce choix théorique conduit. D’autre part la production intellectuelle européenne sur la citoyenneté (Schnapper), sur la république (Kriegel), sur l’espace public (Habermas), sur la démocratie (Y. Syntomer et plus récemment Rosanvallon) n’accorde pas un intérêt majeur à la question de la démocratie de proximité. Ces recherches sur les décentralisations, nourries par un vaste travail d’enquêtes de terrain et de comparaison très large, devraient dès lors apporter une contribution spécifique aux théories actuelles de la démocratie, en approfondissant la réflexion notamment autour des notions de bien commun, de bien public, d’espace public de proximité, etc. Elles conduiront peut-être d’ailleurs à renoncer à parler de  » la  » démocratie, ou à évaluer le caractère plus ou moins démocratique d’un système au profit d’une approche à la fois pragmatique et thématisée susceptible de se traduire en programmes d’enquêtes empiriques.

Ce n’est cependant pas sous cet angle que les processus de décentralisation sont généralement examinés. Le plus souvent c’est du point de vue de l’articulation  » entre décentralisation et développement local  » que les processus de décentralisation sont pris en compte . Ces travaux, nombreux, apportent le meilleur éclairage que l’on puisse proposer sur cette question. Selon les auteurs, l’accent est mis sur le développement local, la lutte contre la pauvreté ou la réduction des inégalités. Certes, ces enquêtes ne sont pas achevées. Certaines études notent même parfois le  » manque de liens explicites entre la décentralisation et les objectifs de réduction de la pauvreté « . Néanmoins, nous n’avons pas voulu reprendre à nouveaux frais un travail d’analyse déjà très largement pris en charge, bien que l’on puisse regretter deux choses. D’abord, à de rares exceptions près, l’effort d’analyse porte presque toujours exclusivement sur les aspects économiques. Le volet décentralisation ne fait le plus souvent que l’objet d’une présentation rapide, historique ou réglementaire, mais rarement d’une enquête sur sa mise en œuvre pratique. Ensuite, surtout lorsque la thématique retenue est celle de la pauvreté ou des inégalités, la distinction n’est pas toujours faite entre ce qui relève du développement local et ce qui relève du développement social.

Pour autant il ne pouvait être question de déserter complètement ce champ. Il nous a semblé intéressant de reprendre cette question des liens entre décentralisation et développement local mais en inversant les termes de l’enquête. En quoi les initiatives économiques locales contribuent-elles à l’expérimentation de pratiques, de modes relationnels, de valeurs susceptibles de favoriser la démocratie locale et l’appropriation des décentralisations par les populations ?

Une large exploration analytique de différentes expériences est là pour permettre de prendre la mesure de l’extrême diversité des processus, qui viennent parfois entériner des transformations initiées  » par le bas  » ou qui, dans d’autres cas, sont imposées par le pouvoir central. Placées sous le signe de l’étude des articulations entre ces processus administratifs, les dynamiques locales et l’histoire singulière dans laquelle ils s’inscrivent, ces présentations de  » cas  » s’attacheront à élucider les liens problématiques entre les économies locales et ces processus de décentralisation confondus trop rapidement parfois avec une démocratisation de proximité.

Enfin, s’il est particulièrement fécond d’analyser  » par le bas  » ces processus socio-administratifs, il est indispensable également de ne pas les réduire à un phénomène  » d’en bas « . Le plus souvent ils s’inscrivent dans des réformes plus vastes de recomposition territoriale, et posent, dans certains cas, la question du fédéralisme ou celle du régionalisme. Dans tous les cas la question de la légitimité de l’Etat est au cœur du problème : dans quelles circonstances et sous quelles conditions les processus de décentralisation participent-ils ou non d’une re-légitimation de l’Etat ? et/ou d’une requalification du politique ? Poser la question de la légitimité de l’Etat à partir des processus de valorisation du local, notamment ceux qui émanent des agences internationales, requiert de mettre au jour les différents dispositifs qui enjambent ce niveau de souveraineté ou qui au contraire viennent le renforcer.

L’Etat est un niveau privilégié d’analyse des éléments de synergie ou de rivalité entre les processus de  » localisation  » et de mondialisation, mais ce n’est pas le seul. Au-delà des formes de recompositions territoriales, une enquête identificatoire sur l’ensemble des médiations entre les processus internationaux et mondiaux d’une part, et les décentralisations et les dynamiques locales d’autre part – éclairera le sens de la concomitance entre ces deux processus.

Avant même de s’interroger sur le sens de ces évolutions, il est nécessaire de clarifier l’usage des notions cardinales autour desquelles s’organisent les débats et à partir desquelles s’agencent les discours. A l’opposé de toute prétention à préconiser des définitions, il s’agit de prendre au sérieux les effets normatifs que produisent inévitablement les lexiques de l’action, fussent-ils prétendument descriptifs.

  • Introduction par Michèle Leclerc-Olive : Décentralisations : entre dynamiques locales et mondialisations

1 – Environnements théoriques et ancrages définitionnels

  • Etienne TASSIN : Du village à la cité : La vertu politique et démocratique de l’espace public
  • Michèle LECLERC-OLIVE : Décentraliser : enjeux théoriques et politiques
  • Alain ROCHEGUDE : Le foncier dans la décentralisation, approche problématique
  • Elsa ASSIDON : L’analyse économique entre agents et acteurs
  • Pierre LE MEUR : Décentralisation et développement local : espace public légitime et contrôle des ressources

2 – Des dispositifs toujours singuliers

  • Richard BANEGAS : Démocratie locale et mutation des imaginaires politiques : le système des comités de résistance en Ouganda
  • Jean-Pierre LAVAUD : Municipalisation et participation populaire en Bolivie
  • Eliana GUERRA : Démocratie locale, gestion urbaine et décentralisations : réflexions à partir de l’expérience du budget participatif de Porto Alegre
  • Barbara DESPINEY : Les décentralisations et l’intégration regionale dans les pays d’Europe centrale (PECO) : le cas de la Pologne
  • Philippe GERVAIS-LAMBONY : Inventer un pouvoir local démocratique : les vicissitudes des nouvelles autorités urbaines en Afrique du sud
  • Georg-Kristoffel LIETEN : Decentralisation in India: Learning from old and new histories »

3 – De l’initiative économique à la citoyenneté politique

  • Smaïn LAACHER : Les systèmes d’échange local ou les limites d’une utopie politique
  • Denis REQUIER-DESJARDINS : Décentralisation et dynamiques locales de production dans les pays en développement
  • Dominique GENTIL : Les crédits de proximité : le cas du crédit rural de Guinée

4 – Entre acteurs internationaux et acteurs locaux : recompositions territoriales et interfaces

  • Jean FREYSS : Décentralisation et intégration régionale en Afrique de l’ouest
  • Bernard DUTERME : Les ONG : instruments du projet néo-libéral ou bases solidaires des alternatives populaires
  • Gwenaëlle CORRE : L’émergence d’interfaces d’acteurs décentralisés dans les relations UE-ACP : expériences et perspectives

5 – Conclusion

  • Bernard HUSSON : Synthèse prospective
  • Michèle LECLERC-OLIVE et Alain ROCHEGUDE : Programme 2001 : Décentralisations : en quête de « local public »